L’obligation internationale de l’Etat de contrôler son territoire
Antoine Laurent soutenait avec succès son mémoire en juin dernier avant d’obtenir un financement pour réaliser une thèse co-dirigée par les Pr Fleury Graff et Alland. Le mémoire, dirigé par ce dernier dans le cadre du Master 2 de droit international public, offre une réflexion sur l’obligation de due diligence qu’il nous fallait partager avec les lecteurs du blog !
Le contrôle est au centre de la notion d’Etat, en ce qu’il lie ses trois éléments constitutifs que sont le gouvernement, la population et le territoire : il est exercé par le premier, sur la deuxième, à raison du troisième. Ce contrôle, parfois qualifié d’ « effectif », est réputé exister sur un territoire dès lors qu’y repose une entité étatique relativement stable. En première approche, l’obligation internationale de l’Etat de contrôler son territoire peut donc sembler tautologique : dans la mesure où le contrôle par l’Etat de la population située sur son territoire peut être perçu comme étant sa raison d’être, cette obligation revient-elle à obliger l’Etat à être un Etat ?
Pour autant, une fois ces généralités dépassées, les contours et implications de l’emprise exercée par l’Etat sur son territoire s’avèrent difficiles à saisir. Fardeau pour l’Etat, danger pour l’individu, elle ne saurait être en principe absolue : le maillage dense et complexe des comportements humains exclut la possibilité pour l’Etat de tout surveiller, ce qui requerrait une omniscience et une omnipotence dignes du Big Brother orwellien. A l’inverse, le contrôle ne saurait être une chimère, auquel cas l’Etat faillirait à sa mission première (une partie de la doctrine parle en tel cas d’ « Etat défaillant »). Dès lors, on ne peut tracer une nette démarcation, dans l’abstrait, entre les situations que l’Etat aurait pu ou devait contrôler, et celles sortant de son champ opératoire. Le contrôle subit des variations, oscillant entre le zéro et le un sans jamais atteindre l’un ou l’autre : qualité abstraite d’un être fictif, il est battu par la réalité humaine qui anime l’Etat.
Ainsi, si l’Etat est présumé maîtriser son territoire, l’obligation internationale portant sur ce contrôle va au-delà de cette présomption pour en questionner la matérialité. Si cette présomption est acquise à l’état de virtualité, elle porte sur son effectivité, c’est-à-dire sur sa mise en œuvre. La raison d’être de cette obligation trouve une formulation dans la célèbre sentence arbitrale de l’Île de Palmas. Selon l’arbitre Max Huber, le droit qu’un Etat tire de sa souveraineté d’être seul compétent sur son territoire « a pour corollaire un devoir : l’obligation de protéger à l’intérieur du territoire, les droits des autres Etats » (RGDIP. t. 42 (1935), p. 164). En d’autres termes, l’obligation a pour objet de garantir l’innocuité d’un territoire où seul l’Etat est maître.
De là, une tension apparaît, entre les limites de l’Etat inhérentes à son origine humaine et son obligation de garantir l’innocuité de son territoire. L’étude de l’obligation internationale de l’Etat vise à saisir cette tension et à observer sa traduction dans la pratique des Etats.
Pour ce faire, il convient de distinguer deux phases dans la vie d’un Etat. La première, celle du maintien du contrôle, désigne les opérations par lesquelles l’Etat l’assure afin de maîtriser le comportement de sa population. Dans la seconde, la perte du contrôle, le rapport de force entre l’Etat et sa population s’inverse en faveur de cette dernière : les moyens de l’Etat sont alors des plus limités, tandis que l’exigence de contrôle se fait plus pressante face à l’anomie menaçante.
Le maintien du contrôle
L’objet du contrôle. De manière générale, le maintien du contrôle voit son objet constitué par les obligations internationales de l’Etat pour l’accomplissement desquelles sa mise en œuvre est requise. Celles-ci portent sur la protection des droits de l’individu, notamment la protection des droits de l’homme (c’est son « effet horizontal », l’Etat protège l’individu contre son prochain), ainsi que sur la protection des droits de l’Etat tiers, que celui-ci soit présent sur le territoire de l’Etat débiteur de l’obligation (ainsi, par exemple, du contrôle d’une population voulant commettre des déprédations sur des locaux diplomatiques et consulaires présents sur le territoire de l’Etat) ou sur son propre territoire. Dans ce dernier cas, le contrôle exercé visera les agissements situés sur le territoire de l’Etat pouvant potentiellement affecter celui de ses pairs, cela pouvant aller de l’usine émettant une pollution transfrontière au groupe terroriste fomentant un attentat.
La vigilance de l’Etat. Face à cette multitude de situations requérant son action, l’Etat doit être vigilant, sa connaissance de la situation étant (chrono)logiquement antérieure au contrôle. Si établir la connaissance de l’Etat, être fictif, relève de la gageure, le recours à la présomption permet d’alléger les difficultés. Aussi, les juges recourent-ils à la formule suivante : l’Etat « savait ou aurait dû savoir », sans qu’il soit nécessaire de trancher dans l’alternative, la présomption suffisant à faire entrer le comportement dans son champ cognitif. Sont pris en compte pour établir celle-ci des facteurs propres à l’espace, comme les qualités du territoire (par exemple, l’altitude de la côte par rapport au niveau de la mer dans l’affaire de Corfou, C.I.J. Rec. 1949, p. 136), ainsi que des facteurs propres au comportement individuel (échapperont ainsi à sa connaissance des activités secrètes, là où il sera présumé avoir eu connaissance d’activités ayant nécessité la collaboration de ses agents). Enfin, s’il ne peut incomber à l’Etat d’avoir une connaissance absolue des agissements se déroulant sur son territoire, il n’en reste pas moins qu’il ne peut rester passif. Il en résulte une obligation de surveillance, l’Etat ne pouvant exciper d’une ignorance complaisante issue d’une cécité volontaire vis-à-vis de certains comportements (v. C.I.J. Rec. 1949, p. 18).
La responsabilité de l’Etat. Reste à savoir ce qu’il se passe si l’Etat échoue d’une manière ou d’une autre, et qu’un individu se faufilant à travers les mailles du contrôle étatique parvient à léser un intérêt internationalement protégé. C’est la question de la responsabilité de l’Etat. La grande majorité des obligations de contrôle étant des obligations de moyen (i.e. l’Etat doit s’efforcer de mettre en œuvre les moyens dont il dispose), sa responsabilité sera appréciée au regard du standard de la diligence due, qui se greffe à chacune de ses obligations afin d’apprécier son comportement. Ce standard repose sur un triptyque : présence du risque sur le territoire ; connaissance de l’Etat ; et moyens de mise en œuvre du contrôle. Ainsi, l’Etat sera responsable si, face à un risque situé sur son territoire (par exemple, un groupe terroriste fomentant un attentat contre un Etat voisin) dont il avait ou aurait dû avoir connaissance (à travers des opérations de surveillance et de renseignement), il n’a pas mis en œuvre les moyens dont il disposait (intervention policière).
La perte du contrôle
L’altération de la responsabilité de l’Etat. Cette perception de l’obligation de contrôle comme étant avant tout une obligation de moyen invite à s’interroger sur la seconde phase, celle où l’Etat a perdu son emprise sur tout ou partie de son territoire. Alors, il n’est plus responsable de la défaillance : il la subit. Dans cette situation, la force du corps social que l’Etat a pour fonction de réguler devient trop importante et submerge son action régulatrice. Partant, cette situation altère la responsabilité de l’Etat, en la limitant (la jurisprudence de la C.E.D.H. considère que l’Etat n’est plus tenu qu’à ses obligations positives vis-à-vis d’une enclave constituée sur son territoire par une entité irrédentiste, v. l’arrêt de 2004 Ilascu c. Moldova, §333) ou en l’excluant (les obligations de mise en œuvre du contrôle étant fondées sur la possibilité qu’a l’Etat de mettre en œuvre celui-ci conformément à la prescription de la norme, elles ne sont plus opérantes dès lors que cette possibilité fondatrice s’évanouit du fait de la perte du contrôle, celle-ci constituant un cas de force majeure, v. R.S.A. vol. II, p. 642).
Les réactions face à la perte du contrôle. Cela étant, cette situation n’est pas sans générer des réactions : face à la difficulté à engager la responsabilité de l’Etat, certains de ses pairs se bornent à enregistrer l’absence d’effectivité du contrôle et lui font produire des conséquences. Dans cette optique, le contrôle est perçu comme une obligation de résultat, car son absence suffit à lui faire produire des effets juridiques indépendamment du comportement adopté par l’Etat. Cette mutation de la perception de l’obligation peut être expliquée par l’importance de l’intérêt protégé, en raison de laquelle l’exigence de contrôle devient si forte que les limites de l’Etat sont méconnues. Ainsi, certains Etats invoquent la logique suivante s’agissant du droit du recours à la force : l’incapacité de l’Etat A à maîtriser son territoire a permis à des individus de prospérer sur celui-ci en vue d’une attaque sur l’Etat B ; l’Etat B ayant subi cette attaque, il peut user de son droit de légitime défense pour frapper le territoire échappant au pouvoir de contrainte de l’Etat A (v. par ex. Doc. N.U., S/1996/872). Cette doctrine, dite de l’unwilling or unable, non consacrée par le droit international positif, évince l’examen du comportement de l’Etat au profit de la seule prise en compte de l’(in)effectivité du contrôle.
Le rétablissement du contrôle. On le voit, cette situation n’est pas satisfaisante. Pour l’Etat, la perte du contrôle d’une partie de son territoire signifie une défaillance, un échec à garantir l’emprise sur son territoire. Pour l’individu, cette zone anomique est source de danger, en ce qu’il est livré à lui-même, privé du bouclier étatique. Enfin, pour les Etats tiers, cette situation constitue une brèche dans le puzzle westphalien, une zone grise pour le droit international, faute d’acteur stable pour le respecter. Dès lors, l’exigence de contrôle pesant sur l’Etat l’oblige à ne pas rester passif face à la situation ; son infirmité n’évince pas son devoir. Partant, l’Etat a l’obligation de rétablir le contrôle, obligation qui naît du manquement à une obligation originelle de l’Etat de garantir la possibilité de maîtriser sa population sur son territoire. Ainsi, l’Etat a l’obligation d’être en mesure d’assumer ses obligations, tout en faisant cesser la situation méconnaissant l’obligation originelle.
Antoine Laurent