🇫🇷 🇬🇧 Dr. Folamour et l’avis de 1996 de la Cour : ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire
« Encore une analyse de l’avis de 1996! » s’exclamera l’internationaliste avisé. Effectivement, encore une lecture d’un avis bien connu des juristes, dans lequel l’Assemblée générale des Nations Unies posait à la Cour internationale de Justice une question apparemment simple : « Est-il permis en droit international de recourir à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires en toute circonstance ? » (résolution 49/75 du 15/12/1994). La démonstration de la Cour nécessitera malgré tout quelques quarante pages avant d’aboutir à une réponse en six temps, dont seul le cinquième deviendra célèbre : le recours serait « généralement contraire » au droit international, mais le cas où la survie d’un Etat est menacée ne permet pas de répondre « de façon définitive » à la question posée (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 266).
Il a dĂ©jĂ Ă©tĂ© soulignĂ© ailleurs que l’avis de la Cour reprĂ©sente un compromis entre les Etats dĂ©tenteurs de l’arme nuclĂ©aire et ceux qui ne la possèdent pas (v. par exemple O. Corten et al., Une introduction critique au droit international, pp. 46-47). Conscient de l’importante littĂ©rature juridique concernant l’avis de 1996, la prĂ©sente note ne prĂ©tend donc pas revenir sur des points maints fois abordĂ©s : « ouf! » (pour cela, il suffira au lecteur de se diriger vers International Law, the International Court of Justice and Nuclear Weapons, Ă©ditĂ© par L. Boisson de Chazournes et Philippe Sands en 1999).
PlutĂ´t que de se demander si la Cour lit Shakespeare (E. Wyler, « La CIJ lit-elle Shakespeare ? (…) », Journal du droit international, annĂ©e 138 (2011), n°1, pp. 67-89), j’invite les lecteurs Ă analyser l’avis de 1996 Ă la lumière d’un visionnage du film Dr. Folamour ou : comment j’ai appris Ă ne plus m’en faire et Ă aimer la bombe (1964) afin de se contenter du compromis prononcĂ© Ă©noncĂ© par la Cour. Le long-mĂ©trage de Kubrick dĂ©montre la manière dont les dirigeants, au lieu de mettre de cĂ´tĂ© leurs intĂ©rĂŞts personnels afin d’éviter une guerre nuclĂ©aire, se laissent dominer par leurs faiblesses et leur Ă©goĂŻsme. Le film met en lumière l’impossibilitĂ© pour l’homme de contrĂ´ler vĂ©ritablement sa crĂ©ation la plus destructrice. Difficile dans ces conditions d’imaginer comment le droit peut rĂ©guler convenablement le recours Ă une telle arme. Avant d’approfondir ce point, prĂ©sentons rapidement le film et les premiers projets le concernant, sur la base du documentaire The Making of Dr. Strangelove (https://www.youtube.com/watch?v=XfJTld0baG4&ab_channel=MakingOfHollywood).
Lorsque Kubrick dĂ©cide de rĂ©aliser un film sur la guerre thermo-nuclĂ©aire Ă la fin des annĂ©es 50, c’est pour rĂ©pondre Ă sa crainte que celle-ci se rĂ©alise effectivement. Crainte exacerbĂ©e par la crise cubaine des missiles qui a vĂ©ritablement traumatisĂ© la population Ă©tats-unienne (voyez l’épisode 13 de la saison 2 de Mad Men sur la question, « Meditations in an Emergency » ; ainsi que le trop mĂ©connu Panic sur Florida Beach (1992) de Joe Dante ; on retrouve l’importance de cet Ă©vĂ©nement dans la littĂ©rature juridique, notamment dans le tĂ©moignage de Charles Garraway Ă l’avant-propos de Nuclear Weapons Under International Law (2014)). Afin de rĂ©aliser son projet, il achète les droits du livre 120 minutes pour sauver le monde (1958) et intitule son scĂ©nario original «On the edge of doom ». Le livre Ă©tant un thriller, reprĂ©sentant l’angoisse du risque nuclĂ©aire, l’adaptation de Kubrick suivait initialement le mĂŞme chemin. Pourtant, Dr. Folamour est loin d’être un thriller ou un film d’action, contrairement au film de Sidney Lumet sorti la mĂŞme annĂ©e et qui traite exactement du mĂŞme sujet (Point limite (1964)). Pourquoi avoir choisi de rĂ©aliser une satire, une comĂ©die, sur un sujet aussi grave ?
La réponse découlerait d’un constat fait par Kubrick alors qu’il travaillait sur le scénario : il est difficile de dissocier le sérieux de la menace nucléaire avec le fait que sa réalisation (ou non-réalisation) dépend des hommes, dominés par leurs vices et leurs désirs. Dr. Folamour se contente de mettre en lumière le paradoxe selon lequel une menace d’une telle gravité appellerait, a priori, l’effacement des intérêts particuliers. Pourtant, et là est le paradoxe, c’est face à une telle menace que ces intérêts resurgissent violemment (pour une étude des contradictions et paradoxes soulignées dans le film, voyez : https://www.youtube.com/watch?v=jlkt5Q9a9Ek&t=1470s&ab_channel=BREADSWORD).
C’est pour cette raison que l’ensemble des protagonistes du film ne sont mis en avant qu’à travers leurs vices : un buffet est mis à la disposition du personnel de la salle de guerre, sous-entendant l’incapacité à écarter un besoin aussi primal en situation de crise ; davantage que de simplement nourrir, ce buffet est rempli de pâtisserie, évoquant la gourmandise.

L’homme à l’origine du recours à l’arme nucléaire contre l’URSS, le général Jack D. Ripper, se convainc que son infertilité a pour origine un empoisonnement communiste des eaux potables (voir la vidéo ci-dessous) ; le général « Buck » Turgidson se permet de répondre à un appel de son amante pendant une réunion avec le President des Etats-Unis. Et la liste continue.
Ainsi le film tente de dĂ©montrer par l’absurde pourquoi il ne faut plus s’inquiĂ©ter de l’arme nuclĂ©aire, avec une approche quelque peu nihiliste : le sort de l’humanitĂ© semble scellĂ© dès lors que l’on admet que les dirigeants Ă©tatiques et dĂ©tenteurs de l’arme nuclĂ©aire se conduisent de la sorte. Davantage que de faire rire, le film nous invite Ă embrasser l’absurde, de la mĂŞme manière que le Major « King » Kong embrasse son escapade sur la bombe nuclĂ©aire par un rodĂ©o. Le film permet d’identifier les contradictions permanentes qui existent dans le recours Ă l’arme nuclĂ©aire ; contradictions que la Cour aborde dans son avis.
Par exemple, lors d’une dispute entre un général états-unien et un ambassadeur soviétique qui prenait discrètement des photos de la salle de guerre, le Président des Etats-Unis intervient en criant l’ordre : « Gentlemen, you can’t fight in here, this is the war room! » (voyez la vidéo ci-dessous).
L’ordre intimé par le Président rappelle le principe de dissuasion nucléaire, qui ne repose pas sur le recours à l’arme nucléaire, mais qu’on ne peut pourtant pas s’empêcher de prendre en compte en raison de la gravité de la menace d’un tel recours. N’est-ce pas cette contradiction que la Cour internationale de Justice a tenté de concilier en affirmant que le recours à l’arme nucléaire était généralement interdit, mais qu’il existait malgré tout une exception ne lui permettant pas de répondre définitivement à la question posée ?
Si le spectateur peut se réjouir avec le Major « King » Kong de l’absurdité que représente l’existence même des armes nucléaires et des risques qu’elles entraînent, c’est une toute autre histoire pour le juriste. Ce dernier, fatigué de lire et relire cet avis à la recherche d’une réponse claire à la question posée devrait peut-être se contenter du constat, amer, qu’il n’est pas possible de faire davantage dès lors qu’il s’agit de la question nucléaire. Constat qui pousse à croire que les armes nucléaires constituent un ordre juridique à part entière, répondant à sa propre logique qui n’est plus – entièrement – celle du droit international (N. Haupais, « Dissuasion et droit international », Annuaire Français de Relations Internationales (2016), vol. XVII, pp. 535-549).
Par Jean-Baptiste Dudant
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