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La publication des sentences rendues par la CCI : la jurisprudence comme source de l’arbitrage commercial ?

« […] [A]fin d’éviter que ne se constitue une jurisprudence arbitrale qui aurait pour effet de causer des précédents, lesquels pourraient gêner les arbitres dans l’avenir, il a été décidé de ne jamais publier le texte des sentences rendues au nom de la Cour d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale [1] » (nous soulignons).

Quatre-vingt-dix ans après la rédaction de ces lignes par René Arnaud, premier Secrétaire général de la Cour d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI), cette dernière a annoncé sa décision de publier les sentences arbitrales dans une Note aux parties en 2019 (révisée en 2021). Ainsi, toutes les sentences prononcées à partir du 1er janvier 2019 seront publiées en leur intégralité sauf opposition des parties et à l’exception des cas où il existe un accord de confidentialité. Ces publications pourront bien évidemment être anonymisées ou pseudonymisées à la demande des parties. Nous noterons au passage que les premières publications étaient prévues pour le 1er Avril 2021, mais aucune sentence n’était disponible à cette date sur la plateforme de publication prévue à cet effet, car les parties n’ont pas donné leurs accords à la publication.

Dans le cadre de cet article, nous souhaitons revenir sur les débats relatifs à l’existence d’une jurisprudence arbitrale et apprécier l’initiative de la CCI dans cette perspective. Les lecteurs peuvent se référer aux notes de la CCI citées ci-dessus pour avoir plus d’informations sur les modalités de publication.

Pourquoi la décision de la publication systématique des sentences arbitrales est-elle pertinente pour le débat sur la jurisprudence arbitrale ? Le sujet de la publication fait débat depuis la création de la Cour CCI en 1923. Si un nombre d’auteurs ont discuté de l’opportunité d’une telle initiative, celui qui la réalisera est Alexis Mourre, l’actuel Président de la Cour. Cela ne devrait pas être une surprise pour les initiés de l’arbitrage commercial car Mourre écrivait déjà en 2009 : « Le précédent en arbitrage est un mécanisme élaborant des règles, qui peut être comparé à celui des usages du commerce. Pour que celui-ci soit fonctionnel, il est nécessaire qu’il y ait un nombre suffisant des sentences arbitrales afin de permettre l’émergence des tendances et la distinction des axes de solutions identiques ou similaires » (traduction libre).

Selon la doctrine prédominante en la matière, pour qu’il puisse y émerger une réelle jurisprudence arbitrale, il faudrait que ces décisions soient suffisamment accessibles et qu’on puisse constater la cohérence des raisonnements sur des thématiques ciblées. Il est ainsi aussi qu’une jurisprudence arbitrale puisse se développer uniquement dans des cas où l’arbitre applique des règles non-étatiques, à savoir les usages, la coutume internationale, principes généraux du droit, les conventions internationales [2].

La publication systématique des sentences peut-elle ou devrait-elle aboutir à l’émergence de la jurisprudence arbitrale ? Afin de donner une explication brève des notions utilisées, nous voudrions préciser que la jurisprudence est assimilée à la notion de précédent par la théorie moderne du droit. Ici, le précédent n’est pas entendu, comme dans les systèmes de Commonwealth, au sens de stare decisis obligeant les opérateurs du droit international à l’appliquer. Le principe général en droit international est celui de l’effet relatif des décisions rendues par les tribunaux ou cours internationales (Voir l’article 53 paragraphe 1 de la Convention de Washington et l’article 59 du Statut de la CIJ).

Cependant, nous pouvons constater l’existence d’un régime de précédent de facto. Nombreux tribunaux d’investissement citent des décisions précédentes dans leurs raisonnements [3]. Après tout, qui n’a pas étudié la fameuse sentence Salini pour apprendre la définition même de l’investissement ? La comparaison est utile car, comme souvent en matière de transparence, l’arbitrage d’investissement a été précurseur au sujet de la publication des sentences [4]. Admettre l’existence d’un régime de facto revient à accepter la force « persuasive », plutôt qu’ « obligatoire », des précédents en droit international. Cet aveux ne serait certainement pas contraire aux principes du droit international lui-même. Cela dit, le constat factuel ne suffirait pas à clore le débat, car la doctrine ne semble pas s’être mise d’accord pour dire qu’une pratique récurrente de référence et citations aux précédents suffit pour admettre l’existence d’une jurisprudence arbitrale en matière commerciale.

Le Professeur Loquin notait dans un article publié en 2003 que « les arbitres utilisent systématiquement les précédents arbitraux connus [5] ». Alors avant même la publication systématique des sentences, les références à ces dernières (par les arbitres, les parties ou la doctrine) sont déjà abondantes.

Cette réalité remet en cause l’utilité de la décision de la publication systématique aux fins de l’émergence de la jurisprudence arbitrale. Sans trancher la question, nous jugeons utile de revoir brièvement ce que pense la doctrine de la seconde moitié du 20e siècle sur la notion même de la jurisprudence arbitrale. À cette fin, nous voudrions reporter la synthèse réalisée par Eric Loquin dans l’article précité, celui-ci attire notre attention sur le discours des auteurs comme Pierre Lalive, Antoine Kassis ou encore Pierre Mayer. Ces derniers insistaient dès lors sur l’impossibilité ontologique d’un régime de précédent arbitral. Le caractère contractuel de cette forme de justice ainsi que l’absence d’une hiérarchie ne permettraient pas aux arbitres dont le rôle, selon les dires de Pierre Mayer, « n’est pas de participer à la création d’un système cohérent, mais de rendre la meilleure justice possible dans le litige qui leur est soumis [6] ». D’autres, comme Bruno Oppetit, Ibrahim Fadhallah, Philippe Fouchard, Berthold Goldman ou encore Emmanuel Gaillard penchaient plutôt vers l’idée d’une lex mercatoria autonome auquel l’arbitre doit contribuer par ses décisions cohérentes. Eric Loquin note lui-même que « la jurisprudence arbitrale consoliderait les usages du commerce international qu’elle constate ».

Même si l’arbitre ne se voit pas assigné la mission de contribuer à l’aboutissement d’un système cohérent, Eric Loquin affirme le degré de cohérence des décisions, de facto. À titre d’exemple, il cite le principe interdisant aux arbitres d’adapter le contrat aux circonstances économiques : principe qui se confirme dans presque toutes les sentences arbitrales connues sauf sentence CCI n.2291 qu’il qualifie d’isolée.

La suite de la réflexion dépend de l’objectif que l’internationaliste attribue à la justice arbitrale. Si nous acceptons que l’émergence même d’un corpus de jurisprudence serait contraire à la nature de l’arbitrage qui est le contentieux du contrat des parties, il faudrait peut-être aussi poser la question de savoir si les parties en question ont véritablement besoin d’une jurisprudence arbitrale.

Les usagers de l’arbitrage ont-ils vraiment besoin d’une jurisprudence arbitrale ? La célèbre sentence Dow Chemical (1982) nous fait remarquer à ce titre qu’un tribunal doit tirer des conclusions « conformes aux besoins du commerce international, auxquelles doivent répondre les règles spécifiques à l’arbitrage international, elles-mêmes élaborées successivement » et que ces décisions « forment progressivement une jurisprudence dont il échoit de tenir en compte ». Si nous admettons que tel est le cas, il faut se demander comment la publication systématique des sentences arbitrales peut contribuer à l’établissement des règles cohérentes dans le commerce international. Afin de répondre à cette question, la Professeure Kaufmann-Kohler note dans sa conférence Freshfields en 2006 que le besoin de prévisibilité et de cohérence est « plus important que jamais (…) à un moment de transition douloureuse d’un monde bipolaire vers un régime multipolaire [7] ».

Nous pensons que l’histoire lui donne raison. Si on revient à l’époque de la Grande Dépression de 1931, lorsque l’abandon de l’étalon-or par la Grande-Bretagne a entraîné la dévaluation de la livre sterling, plusieurs utilisateurs de l’arbitrage de la CCI avaient justement requis la publication des sentences pour l’intérêt d’une « meilleure sécurité juridique ». La CCI avait donc décidé de revenir sur sa décision initiale de ne rien publier et avait communiqué quelques extraits afin de « garantir une plus grande harmonie aux sentences arbitrales sur des sujets récurrents [8] ». Nous ne pouvons nier qu’aujourd’hui la multipolarisation des relations transnationales crée des conflits sur tous les fronts. Elle est plus visible que jamais. En ce qui concerne l’aspect économique du problème, nous voudrions questionner le rôle de l’arbitrage international et voir comment la décision de publication systématique s’inscrit dans le sillage de tentatives de solutions.

La justice arbitrale peut-elle tirer profit de la publication systématique pour mieux résoudre les conflits à venir ? À l’aune des crises financières et économiques provoquées par la pandémie mondiale toujours en cours, le besoin de prévisibilité et de cohérence sera certainement très présent, et ceci à l’échelle mondiale. À cet égard, nous remarquons qu’un grand nombre de requêtes était fondé sur des cas de force majeure, de clauses de hardship ou de frustration en rapport avec les contrats impactés par Covid-19. Les opérateurs du commerce international n’ont pas manqué à se référer à ces notions dans une confusion totale causée par la divergence de ces notions dans des différents systèmes juridiques. La question se pose : peut-on légitimement s’attendre à l’émergence d’un besoin de jurisprudence arbitrale à propos de l’interprétation des obligations contractuelles dans le contexte de la crise économique et sanitaire ?

En tant que pionnier de la réforme de la publication systématique, Mourre avait écrit en 2008 que les précédents arbitraux peuvent être cruciaux « lorsqu’une question juridique particulière n’a pas encore été réglée en vertu de la loi applicable particulière » ou dans le cas où il est question de « l’interprétation des clauses de hardship, qui sont inconnues dans de nombreux systèmes de droit [ou] des dispositions relatives à la force majeure et pour les clauses excluant ou limitant la responsabilité [9] ». On peut dire que l’opportunité s’est présentée pour voir si les sentences arbitrales rendues dans le contexte du Covid-19 qui feront l’objet d’une publication seront reprises par des arbitres comme des précédents arbitraux. On verra aussi si le besoin de la publication s’affirme de la part des usagers. Enfin, on appréciera si cela peut permettre aux usagers de mieux anticiper quoi faire quand les évènements qu’ils n’ont pas anticipés ont lieu. Les réponses à ces questions seront données dans pas moins de deux ans, car c’est le délai prévu entre la date de la publication et la date des décisions arbitrales. Dans le cercle de l’évolution juridique, ces publications peuvent, ou non, donner lieu à l’aboutissement d’un corps de règles persuasives si les parties décident d’y contribuer en s’y référant [10].

Avant de finir cette réflexion, nous ne pouvons pas nous empêcher de poser une dernière question aux lecteurs sans tenter d’y répondre. L’observation des avancées technologiques à une vitesse sans précédent dans ce contexte sanitaire nous oblige. Dans un futur où toutes les décisions arbitrales seraient disponibles et accessibles, mais aussi analysées par une intelligence artificielle (IA) apte à opérer une forme de justice prédictive [11], comment évoluera la justice arbitrale ? Nous invitons la communauté scientifique et les opérateurs du contentieux international à réfléchir là-dessus. Nous serions heureux de vous lire en commentaire.

Idil Uzay UZUN

[1] R. Arnaud, « Rapport sur l’activité de la Cour d’arbitrage », L’Economie Internationale, n° 3, Juillet 1929, p. 538, cité dans Florian Grisel, Emmanuel Jolivet, Eduardo Silva Romero, « Aux origines de l’arbitrage commercial contemporain : l’émergence de l’arbitrage CCI (1920-1958) », Revue de l’arbitrage, 2016.

[2] E. Loquin, « A la recherche de la jurisprudence arbitrale », Mélanges Ponsard, Paris, Litec, 2003, pp. 212-252.

[3] F. Arroyo, « Les décisions arbitrales comme précédent », in Le précédent en droit international, Paris, Éditions A. Pédone, pp. 113–134.

[4] P. Cavalieros, « la publication intégrale des sentences : (r)évolution ou régression de la justice arbitrale ? », Revue de l’arbitrage, Volume 2020, Issue 3 (2020) pp. 727-758.

[5] E. Loquin, idem.

[6] P. Mayer, «L’autonomie de l’arbitre international dans l’appréciation de sa propre compétence», RCADI, Volume 217, 1989.

[7] G.Kaufmann-Kohler, Arbitral Precedent : Dream, Necessity or Excuse ?, Freshfields Lecture, 2006.

[8] F. Grisel, E. Jolivet, E. Silva Romero, « Aux origines de l’arbitrage commercial contemporain : l’émergence de l’arbitrage CCI (1920-1958) », Revue de l’arbitrage, 2016.

[9] A. Mourre, « Precedent and Confidentiality in International Commercial Arbitration », in E. Gaillard, Y. Banifetami, Precedent in International Arbitration, 2008.

[10] J. Castello, « Le précédent en arbitrage d’investissement, le rôle des parties », in Le précédent en droit international, Paris, Éditions A. Pédone, pp. 113–134.

[11] Voir les réflexions menées par Richard Susskind dans Charters’ Institute Alexander Lecture 2020.

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