22 Décembre – Vol de bijoux, meurtres en série et cauchemar diplomatique : retour sur une amitié brisée (Thaïlande-Arabie Saoudite)
En cette période festive, il est plutôt commun de raconter de jolies histoires de Noël qui, peu importe la manière dont elles commencent, se terminent toujours bien. On appelle cela l’esprit de Noël. Mais pour ce 22e jour, rien de tout cela. C’est une histoire sombre, très sombre dont nous souhaitons vous faire part aujourd’hui. Une histoire digne d’un polar dont le titre serait probablement le suivant : The Blue Diamond Case ou comment ruiner les relations diplomatiques entre deux Etats.
Les faits
Tout commence en 1989. Alors que le prince saoudien, Fayçal Fahad Abdulaziz est en déplacement avec son épouse, son jardinier, Kriangkrai Techamong, décide de s’introduire au sein de son palais par une des fenêtres du deuxième étage. Il s’empare de 90 kg de bijoux d’une valeur de plus de 20 millions de dollars américains. Une fois les bijoux volés, celui-ci s’empresse de les faire transporter jusqu’en Thaïlande, son État de nationalité, avant de lui-même rejoindre son butin en prétextant aller au chevet de son père mourant. Sur place, il se charge d’enterrer une partie des bijoux volés dans son propre jardin et vend les pièces progressivement dont une importante partie à un bijoutier thaïlandais.
A son retour au palais, le prince se rend compte de la disparition de ses bijoux et, certain qu’il ne peut s’agir que de son jardinier, en avertit immédiatement les autorités thaïlandaises et pour cause. Parmi les pièces dérobées se trouvait un magnifique diamant bleu de plus de 5o carats. Une fois prévenue, la police thaïlandaise fait rapidement la lumière sur l’affaire et parvient à récupérer une partie de la joaillerie notamment auprès du bijoutier qui les avait rachetés au voleur, Kriangkrai Techamong. Les bijoux sont ensuite restitués à leur propriétaire.
L’affaire pourrait se terminer là. Mais il n’en est rien malheureusement. Une inspection minutieuse des bijoux rendus conduit le prince saoudien à réaliser que la plupart d’entre eux ne sont que de pâles copies des originaux. Dans le même temps, plusieurs photographies d’événements officiels font apparaître les épouses de certains hauts fonctionnaires thaïlandais portant de somptueux joyaux ressemblant à s’y méprendre aux bijoux volés. A la suite de cette découverte, l’Arabie Saoudite fait dépêcher trois diplomates sur place afin de faire la lumière sur cette affaire et récupérer une bonne fois pour toutes les bijoux dont l’inestimable diamant bleu.
C’est à ce moment que tout bascule.
Peu de temps après leur arrivée, les diplomates sont froidement assassinés à Bangkok. Dans le même temps, un quatrième homme avait été envoyé par le prince lui-même afin de mener l’enquête, mais il est porté disparu et de sérieux doutes laissent à penser qu’il a subi le même sort que les représentants saoudiens.
C’est à la suite de ces événements qu’une grave crise diplomatique éclate entre l’Arabie Saoudite et la Thaïlande. Les Saoudiens exigent que la lumière soit faite sur ces assassinats et que les coupables soient condamnés. En raison de la forte corruption au sein des institutions thaïlandaises, l’hypothèse selon laquelle les agents de polices ayant récupéré et remis les bijoux au prince les aient échangés contre des contrefaçons et aient fait tuer les envoyés spéciaux, était hautement probable. L’Arabie Saoudite attendait ainsi de la Thaïlande un comportement exemplaire notamment pour ce qui était de la prise en charge judiciaire de l’affaire. En pratique, le voleur s’est vu condamné à cinq années de prison et cinq officiers thaïlandais ont été inculpés pour le meurtre d’un des envoyés saoudiens. Mais en 2015, l’affaire se trouve classée pour manque de preuves, et le voleur se voit relâché après 31 mois de prison.
La crise diplomatique
Au cours de cette affaire qui dure depuis près de trente ans maintenant et dont de nombreux détails vous ont été épargnés, 17 personnes ont trouvé la mort et les relations Ryad-Bangkok n’ont cessé de se dégrader. C’est ce dernier aspect qui nous intéresse tout particulièrement. En effet, l’affaire du Blue Diamond (qui rappelons-le, n’a toujours pas été retrouvé au moment où nous écrivons ces quelques lignes) permet d’attirer l’attention sur la manière dont l’Arabie saoudite a réagi à ces faits en usant d’un des modes de maintien de la paix les plus anciens établis depuis l’émergence du système de sécurité collective, à savoir le droit diplomatique.
En l’espèce, dès lors qu’il s’agissait de l’assassinat de diplomates saoudiens sur le territoire thaïlandais, autrement dit, de représentants étatiques, l’Arabie Saoudite a légitimement interprété ces actes comme étant constitutifs d’une attaque à son égard. Il n’était plus question d’une simple affaire de meurtres relevant du droit strictement local mais d’une affaire diplomatique et donc inter-étatique permettant à l’Etat lésé par ces assassinats d’invoquer ses droits. En vertu de l’article 29 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961, les agents diplomatiques bénéficient d’une inviolabilité personnelle selon laquelle leur sécurité et leur intégrité physique doivent être assurées par l’Etat accréditaire (celui qui reçoit la mission diplomatique). Ce dernier est en pratique soumis à une obligation comportant deux versants (négatif et positif) : il doit s’abstenir de porter atteinte à la personne du diplomate, de l’arrêter ou de le détenir, tout en prenant « toutes mesures appropriées pour empêcher […] » que les individus placés sous sa juridiction ne portent atteinte à l’agent diplomatique. En contrevenant à cette obligation, l’Etat accréditant a légitimement eu recours à des sanctions unilatérales de trois natures : culturelles, économiques et strictement diplomatiques.
Les réactions unilatérales saoudiennes
Les différentes mesures de réaction adoptées par l’Arabie Saoudite à l’égard de la Thaïlande s’inscrivent dans ce droit diplomatique qui permet à un État de sanctionner un de ses pairs pour un comportement contraire aux obligations internationales dues à cet État. Dans le contexte de l’Affaire du Blue Diamond, les autorités saoudiennes, constatant l’inefficacité de l’enquête sur la mort de ses diplomates et soupçonnant les services de police d’en être à l’origine, ont par exemple décidé de se retirer à la dernière minute des Jeux asiatiques de 1998 qui se tenaient à Bangkok. Sur le plan religieux, l’Etat a également considérablement retardé la délivrance des visas de tout ressortissant thaïlandais souhaitant effectuer un pèlerinage à la Mecque.
Afin de compléter ces sanctions ayant une portée limitée, si ce n’est symbolique, elles ont été complétées par d’autres mesures de nature économique. En l’espèce, un nombre important de travailleurs thaïlandais se sont vus retirer leurs permis de travail et renvoyer vers leur pays d’origine. Lors d’une entrevue journalistique avec un périodique thaïlandais en 2012, le chargé d’affaires au sein de l’Ambassade d’Arabie Saoudite à Bangkok, M. Nabil H. Ashri, a déclaré qu’ « in the past we had more than 450,000 Thai people working in Saudi Arabia, a substantial number compared to non-local workers in the country. Right now there are only 10,000 Thai workers, most of who were granted working visas prior to the three cases ».
L’impact économique principal de cette mesure a été caractérisé par la perte pour la Thaïlande d’une diaspora importante en Arabie Saoudite qui envoyait régulièrement de l’argent ce qui permettait à l’Etat de bénéficier d’une rentrée systématique de devise forte sur le territoire national. Par ailleurs, une réduction drastique des importations de riz a été opérée, impactant fortement un des secteurs clés de l’économie thaïlandaise dans ses échanges avec l’Arabie saoudite. L’industrie touristique a également pâti de cette crise : les saoudiens furent pendant un temps interdits de voyager à destination de la Thaïlande et l’ensemble des vols directs de la Thai Airways International vers l’Arabie Saoudite avaient été interdits.
La licéité générale de telles mesures ayant un impact économique direct sur l’Etat qui en est l’objet peut être questionnée notamment parce qu’il s’agissait pour l’Arabie Saoudite de faire pression sur la Thaïlande, et plus précisément sur la décision des juridictions nationales quant à la poursuite et à la condamnation des responsables des meurtres de ses agents diplomatiques. De ce fait, le doute a pu être soulevé quant au bien-fondé de la réaction saoudienne notamment car elle pouvait être constitutive d’une forme d’ingérence contraire au principe de non-intervention (tel qu’entendu entre autres par l’article 2§7 de la Charte des Nations-Unis).
Un raisonnement similaire avait été adopté par le Nicaragua dans l’Affaire des activités militaires (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt du 27 juin 1986, Rec. 1986, p. 14, par. 244-245), qui avait « […] affirmé que les Etats-Unis sont responsables d’une forme d’intervention indirecte dans ses affaires intérieures, consistant à prendre à son détriment certaines mesures de caractère économique [comme] la réduction de 90 pour cent en avril 1981 du quota de sucre importé aux Etats-Unis en provenance du Nicaragua ; et […] l’embargo commercial décrété le ler mai 1985. Tout en admettant qu’en elles-mêmes certaines de ces mesures ne sont pas illicites, un des conseils du Nicaragua a soutenu que tous ces faits pris ensemble représentent une atteinte systématique au principe de la non-intervention ». Et la Cour de déclarer qu’elle « […] ne peut considérer les mesures économiques mises en cause comme des violations du principe coutumier de la non-intervention ».
C’est ce que rappelle Jean-Marc Thouvenin dans son article relatif aux sanctions économiques en droit international. L’auteur précise, toutefois, qu’à défaut d’illicéité, de telles sanctions peuvent être constitutives d’un abus de souveraineté de la part de leur auteur « lorsqu’un Etat i) entend faire pression sur un autre Etat afin de forcer sa décision, ii) par le recours à une forme de contrainte (non militaire), et iii) en violant un droit dont dispose cet autre Etat en vertu de sa propre souveraineté » (Thouvenin, Jean-Marc. « Sanctions économiques et droit international », Droits, vol. 57, no. 1, 2013, p. 173).
Le doute pourrait être permis quant à la licéité des sanctions saoudiennes si l’on se fonde strictement sur les trois critères énumérés ci-dessus dans la simple mesure où i) elles visaient à faire pression sur les autorités judiciaires thaïlandaises aux fins d’obtenir une décision de condamnation exemplaire des responsables de la disparition des diplomates, de l’envoyé du prince et de la disparition du diamant bleu ; ii) la question de savoir ensuite si la contrainte économique (ou plus généralement non militaire) est une notion caractérisée en droit international est complexe et a fait l’objet de nombreux débats notamment au moment de l’adoption de la Convention de Vienne relative au droit des traités. En faisant fi de l’étude de ces discussions, et en prenant en compte le troisième critère proposé, il n’avait pas semblé que les sanctions saoudiennes aient porté une atteinte excessive ou disproportionnée aux droits souverains de la Thaïlande. De toute manière, il semblerait plus simple d’adopter le raisonnement selon lequel cette dernière a violé son obligation internationale d’assurer l’inviolabilité personnelle des agents diplomatiques saoudiens, violation à laquelle l’Arabie saoudite a réagi sous la forme d’une contre-mesure excluant de fait l’illicéité de son action (conformément à l’article 22 du projet d’articles sur la responsabilité internationale des Etats), si tant est qu’elle eût été illicite à un moment.
Parmi l’ensemble des mesures prises par les autorités saoudiennes, celle qui reste la plus classique et qui correspond à l’essence première du droit diplomatique renvoie au rappel de son ambassadeur sur place. La cessation de la mission des agents diplomatiques est une faculté discrétionnaire pour l’Etat accréditant, elle peut intervenir à tout moment. En l’espèce, l’Arabie Saoudite s’est contentée d’envoyer un chargé d’affaires sur place dans la mesure où le retrait de son ambassadeur avait laissé le poste de chef de la mission diplomatique vacant (article 19 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques de 1961).
Il est finalement intéressant de noter qu’en aucun cas, la rupture totale des relations diplomatiques a été envisagée par l’Arabie Saoudite. Elle s’est contentée d’inscrire l’ensemble de ses actions dans un mouvement de détérioration progressive des relations avec la Thaïlande sans pour autant les rompre, et cela se justifie aisément dès lors qu’il s’agit « d’un ‘acte grave’ et d’un ‘comportement [si] déterminant’ dans les relations interétatiques [qu’il explique] la difficulté qu’ont les États à se résoudre […] à cette extrémité [notamment du fait] de l’état d’interdépendance croissant de la société interétatique contemporaine » (Aspects récents du droit des relations diplomatiques, Revue internationale de droit comparé, vol. 42 N°3, Juillet-septembre 1990. pp. 1029).
Fanta Dembélé
Sources :
Colliard Claude-Albert, « La Convention de Vienne sur les relations diplomatiques », Annuaire français de droit international, volume 7, 1961. pp. 3-42 : https://doi.org/10.3406/afdi.1961.1076
Meghan A. McClincy, “A Blue Thai Affair: The Blue Diamond Affair’s Illustration of the Royal Thai Police Force’s Standards of Corruption”, 1 PENN. ST. J.L. & INT’L AFF. 182, 2012: https://core.ac.uk/download/pdf/229635129.pdf
https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20191007-thailande-enigme-diamant-bleu-arabie-saoudite https://www.cambodgemag.com/post/nouvelles-lek-issan-enqu%C3%AAte-en-tha%C3%AFlande-l-affaire-des-bijoux-saoudiens http://www.thealami.com/main/content.php?page=&category=2&id=764
Merci pour cet excellent article. La position de la CIJ dans l’affaire des activités paramilitaires du Nicaragua quant à la compatibilité de la pression économique avec le principe de non-intervention (je pense même qu’il faudrait plutôt parler de principe de non-ingérence, même si la distinction n’est pas bien établie dans la doctrine anglo-saxonne) est assez douteuse. Elle se borne en effet à dire que » Pour le moment. Il suffira d’indiquer que la Cour ne peut considérer les mesures économiques mises en cause comme des violations du principe coutumier de la non-intervention. » Le raisonnement la conduisant à conclure ainsi n’est pas explicité. Serait-elle parvenue à la même conclusion si les mesures américaines n’étaient pas contraires au traité d’amitié entre le Nicaragua et les US? Les mesures étaient-elles insuffisamment coercitives? La Cour a-t-elle voulu s’épargner le traitement d’une question aussi polémique?