🇫🇷 Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine – Affaire Lejla Dragic : droits de l’homme et Covid-19
(case no. AP 1217/20, 22 avril 2020)
La cour constitutionnelle de Bosnie-HerzĂ©govine fascine, Ă bien des Ă©gards, l’internationaliste. Pierre angulaire du système fĂ©dĂ©ral et consociational mis en place Ă l’issue de la guerre, la cour est dotĂ©e d’un ambitieux mandat. L’article VI de la constitution met Ă la charge de la cour de contrĂ´ler la conformitĂ© des lois dĂ©fĂ©rĂ©es Ă la constitution nationale, mais Ă©galement Ă la Convention EuropĂ©enne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (ci-après CESDH) expressĂ©ment citĂ©e par l’article. La compĂ©tence de la cour constitutionnelle se dĂ©double ainsi en une fonction classique de contrĂ´le du respect du droit interne et une fonction plus originale de protection des droits de l’homme garantis par la CESDH. Pour assurer cette compĂ©tence, la composition de la cour prĂ©sente Ă©galement une spĂ©cificitĂ© inĂ©dite en droit constitutionnel : trois des neuf juges de la cour sont dĂ©signĂ©s par le prĂ©sident de la Cour EuropĂ©enne des Droits de l’Homme (ci-après Cour EDH). Bien que la seule exigence fixĂ©e par la constitution de Bosnie soit de dĂ©signer un individu non citoyen de Bosnie, la pratique qui s’est dĂ©veloppĂ©e tend Ă restreindre la dĂ©signation aux anciens juges de la Cour EDH. L’aspect international du mandat et de la composition de la cour constitutionnelle secoue les thĂ©ories dualistes chères Ă une partie de la doctrine internationaliste. Des avantages indĂ©niables en dĂ©coulent cependant en cas de crise sanitaire telle que nous sommes en train de vivre avec le Covid-19.
Le 22 avril dernier, la cour constitutionnelle de Bosnie a rendu un arrêt remarqué au sujet des restrictions aux droits de l’homme décidées dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 (affaire n° AP-1217-20). Mme Lejla Dragic a déposé une requête, le 31 mars, contre la mesure d’isolation, décidée par le département fédéral de la protection civile de Bosnie, des personnes âgées de moins de 18 ans et de plus de 65 ans. La requérante dénonce le caractère discriminatoire de cette mesure (article 14 de la CESDH) ainsi que le défaut de compétence du département de la protection civile à adopter une mesure attentatoire aux droits de l’homme. Elle se fonde principalement sur l’article 5 de la CESDH relatif à la liberté et la sécurité des individus et l’article 2 du protocole 4 qui garantit la liberté de mouvement. Elle considère ainsi que les restrictions aux libertés garanties ne peuvent, en vertu des articles cités, être adoptées que conformément à la loi et à condition d’être nécessaires dans une société démocratique. La mesure d’isolation ne souffrant d’aucune exception (pour l’achat de produits de première nécessité ou de médicaments par exemple), la requérante conteste l’imposition d’une situation similaire à une assignation à résidence et invoque alors également l’article 7 sur l’interdiction des peines sans loi.
La cour constitutionnelle débute son raisonnement par une appréciation, somme toute classique, mais bienvenue, des obligations qui incombent à l’État en situation de crise sanitaire. Elle considère ainsi que les « positive obligations ordered in the European Convention in order to pursue a legitimate aim of the protection of the health of people require that member states demonstrate active care and timely reaction » (§36). Elle précise et explique, dans une approche pédagogique marquée, les conditions de licéité des mesures de restrictions aux droits garantis par la Convention telles que dégagées par la jurisprudence de la Cour EDH. Elle pousse l’aspect éducatif de son raisonnement jusqu’à rappeler que cette jurisprudence demeure applicable aux autorités bosniennes pendant l’état d’urgence.
À la suite de cette présentation détaillée des obligations de l’État, la cour se consacre à une analyse méticuleuse de la conformité de la mesure d’isolation aux conditions explicitées. La cour se montre particulièrement attentive au « great social, political and legal challenges for states facing the COVID-19 pandemic to respond effectively to such a crisis, while ensuring that the measures they take do not jeopardize the long-term interests in protecting fundamental democratic values, the rule of law and human rights » (§53). Elle outrepasse alors le cadre des demandes de la requérante pour se livrer à une appréciation générale de l’état d’urgence déclaré par le gouvernement. À l’issue d’un raisonnement rigoureux, étayé de nombreuses références à la jurisprudence européenne, la cour conclut que la mesure d’isolation ne respecte pas le critère de proportionnalité. Au-delà de l’exigence de retrait de la mesure, la cour profite de sa décision pour donner une leçon de bonne gouvernance démocratique au gouvernement de la Bosnie en le priant d’assurer une information continue avec la population : « In particular, the Constitutional Court emphasizes the obligation, primarily the obligation of the FBiH Government, to publicly explain, on a daily basis, with the participation of eminent representatives of the health care profession, the need for all measures, their duration and possible mitigating or tightening. » (§65).
La cour constitutionnelle délivre ici une décision particulièrement protectrice des droits de l’homme et de l’état de droit. L’intérêt ne réside pas tant dans la conclusion finale de l’arrêt que dans l’effort de pédagogie du raisonnement. Cette décision illustre le rouage important que constituent les cours constitutionnelles au sein de la démocratie, non seulement par leur contrôle de l’activité gouvernementale, mais également par l’instauration d’un dialogue interinstitutionnel salutaire. Les atteintes aux droits de l’homme dans le cadre de la lutte contre le Covid-19 se multiplient au sein des États membres du Conseil de l’Europe. La capacité de la cour constitutionnelle de Bosnie à atteindre un équilibre entre la gestion de la crise sanitaire et la protection des droits de la population est à saluer, notamment face au silence coupable des institutions des « vieilles » démocraties d’Europe de l’Ouest (Catherine Krief-Semitko, « De l’état du droit à l’État de droit à l’ombre du coronavirus », Dalloz Actualités, 8 mai 2020). Cette décision témoigne ainsi du pari réussi de cette institution inédite et souligne le rôle central qu’elle occupe dans la transition opérée en Bosnie-Herzégovine depuis la fin de la guerre. Une fois n’est pas coutume, l’exemple est à prendre sur nos voisins de l’Est !
Par C.C.
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